Cholin S.

Paul Serey

Équateurs

18,00
Conseillé par
20 avril 2019

Un livre entre tous les livres. Remarquable...

Un livre entre tous les livres. Remarquable pour sa beauté, pour son risque, pour sa profondeur. Et comme enraciné au ciel. Par son verbe, élancé et vif, vibrant. Et il en faut du sang, de la vigeur et du coeur, car tout bouge dans cette histoire, et pas seulement les flammes dans les poêlons des isbas où le narrateur est invité à se réchauffer, pas seulement non plus la ville gloussante qu'il écoute depuis sa tanière, ce sont aussi les hauts des grues qui bougent dangereusement... Là-haut il se sera cramponné et s'en sort miraculeusement, mais rien ne tient en place jamais longtemps... La terre ferme tangue à nouveau, les ombres s'allongent, leurs bras s'avancent, se ferment, en un mouvement tout est noyé, la ville et tout, le monde gigotant sombre dans la nuit.
Ce livre est le journal de plusieurs années mais d'une seule nuit, qui est la nuit de l'homme, qui est la nuit que le narrateur confesse, la nuit qui l'entoure et le maintient enfoui, nuit qu'il sent, qu'il souffre, qui l'épuise. Il est enfoui dans la nuit, exilé de notre monde, de nos mondes. Il "souffre de les tordre", nous dit-il, ces mondes. Et plus il les tord plus le jus sort, noir.
Paul Serey part en chasse à l'âme. Que veut-elle cette nuit ? Elle l'obsède. Il retourne sur les lieux où elle l'a pris, aux confins, par des voies ramifiés. Il retourne là où il a croisé la route d'Ungern Khan, ce baron blond, Russe blanc contre les rouges, dont le fantôme hulule et la figure, nimbée de nuit, hante les steppes de Sibérie. C'était "l'homme d'un rêve" nous rapporte Paul Serey... Pas pour le défendre, mais parce qu'il faut, il doit comprendre. Quel rêve ? Alors qu'on dit d'Ungern qu'il était monstre, fou, Dieu de la guerre, et que tout son bagage est d'une telle noirceur...! "Le monde l'a reçu et ne l'a pas compris", poursuit Paul Serey. "Et le monde l'a rejeté. Mais qu’il ait paru nous dit des choses sur ce monde. Ce surgissement nous dit des choses d’un monde qui se cache."
Et l'ensemble du récit pourrait partir de là... D'Ungern, de ce "personnage de légende." Une légende qui "ne se comprend que si, du souterrain, on extirpe les masses ténébreuses qui la font ce qu’elle est."
Ungern, comme un double, comme un camarade de galeries, un frère dans les sous-sols, dans les caves de la nuit, à braver, à fuir, à comprendre, à fuir bien sûr, à comprendre... Et l'on se demande jusqu'à quel point ces deux âmes ont été forgées sous le même feu, à quel point ces deux êtres ont le même sang noir et la même bile avec la même nuit en dedans, la même nuit en partage, jusqu'à quel point cette nuit est la grande nuit, la nuit noire, la nuit de l'Homme.
Dans cette chasse, il n'y a pas de carte, le terrain est confus, tout se passe à mains nues. C'est une chasse folle, c'était fou de vouloir la mener, fou de vouloir l'écrire, raison de plus, d'ailleurs, pour voir que c'est le récit d'un homme qui aime. En tous cas ça se passe dans un "ultramonde", et pour Paul Serey le ciel est le plus sûr nord de la boussole.
Enfin je ne voudrais pas donner l'impression qu'il n'y a pas d'instants où les choses se calment dans ce texte, où la température s'adoucit et le silence coule, où l'air se détend.
Page 75- "C’est la nuit. Je suis dans ma chambre, au coin, une petite lampe allumée. Noël a passé et laisse dans son sillage un vent léger au parfum d’encens." Suivi des phrases qui suivent, qu'il faut aller lire, si justes, si précises, si magnifiques...
Car s'il y a de rares poses dans ce livre, celles qu'il y a ont un goût d'éternité. Dans ce sombre manège qui tourne à toute vrombe, elles sont des repères, des fentes de ciel clair entre les palles du grand moulin. Courts instants hors du temps... qui n'ont d'égal que la nuit ?